Header image  
   
  RETOUR ::
   

La reproduction de l'appel de l'Abbé Pierre, tel qu'affiché en introduction de ce dossier, n'est pas bien lisible ; mais qu'Internet soit loué, puisqu'il a été possible de le retrouver sur le site de La Vie. Les mises en exergue sont de mon fait. Pour mémoire, la France n'est pas composée que de villes de 20000 à 30000 habitants, contrairement à ce que l'Abbé Pierre sous-entend. De fait, sur les 36600 communes de ce pays, les géographes dénombrent autour de 22 000 villages, un vocable résolument absent du discours tant de l'Abbé Pierre que de ses héritiers des associations DAL, Don Quichote et autre Jeudi Noir.

 

La Vie, n° 3144, décembre 2005

Le texte intégral de l'appel adressé à La Vie par le fondateur d'Emmaüs

À M. et Mme Tout-le-Monde 

Depuis des années, avec la Fondation qui porte mon nom, nous dénonçons ce scandale des communes qui se refusent à bâtir du logement social sur leur territoire, et qui, par là, deviennent, hors la loi. Je voudrais faire prendre conscience de ce que les maires de ces communes ne font souvent que refléter ce que veulent leurs administrés, puisque nous sommes en démocratie.

Il faut donc convaincre monsieur et madame Tout-le-Monde qu'une politique qui consiste à mettre de côté toute une population est forcément vouée à la haine.

Nous pouvons vivre sainement, bien élever nos enfants, remplir les obligations sociales, humaines, mais, si nous nous refusons à voir à côté de nous des personnes différentes, si nous n'acceptons pas que nos enfants côtoient à l'école des enfants dont les parents ont des ressources modestes, ou ceux d'une autre race, ou ceux d'une autre culture, nous préparons pour ceux-ci une société de violence et de haine, pour eux et pour les autres, qui les amènera, par l'éducation que nous leur donnons, à devenir d'arrogants suffisants. 

En refusant d'ouvrir nos portes et en contraignant d'autres villes à accueillir, plus qu'elles ne le peuvent, ce qui finit par être des concentrations  de problèmes, on fabrique des situations explosives dans ces quartiers, qu'il nous faudra réprimer avec la bonne conscience de ceux qui se trouvent toutes les bonnes raisons. Ne mériterions-nous pas alors qu'on nous appelle«pilates aux mains propres»? Nous tous, prenons conscience de la richesse culturelle qui fait notre république, de la beauté qu'elle pourrait avoir, si nous cessions d'avoir peur de ce fantasme de l'étranger ou du mauvais pauvre.

Pensons à la grandeur qu'aurait notre nation si nous savions faire revivre cette valeur fondamentale : « Tous les hommes sont égaux en droits.» Pensons aux dépenses légitimes qui sont faites dans des communes de 20000 à 30000 habitants bien logés et qui concernent le ramassage scolaire, l'école, les espaces verts,  les sports, les ordures ménagères, et comparons avec ce qui est dépensé, pour les mêmes services, dans des cités du même nombre d'habitants et nous verrons alors à quel point nous servons mal ces valeurs d'égalité, pour lesquelles nos anciens ont donné leur vie.

Oui, mes amis, il nous appartient à nous tous de faire que les pauvres, vivant ces discriminations par le logement, indignes de notre pays et de notre république, soient eux aussi accueillis dans des villes agréables, épanouissantes, culturellement enrichissantes, pour tous ceux qui y vivent.

Poussons nos maires à construire des logements sociaux sur le territoire de chaque commune, c'est en cela que nous ferons perdurer les valeurs de la république et que nous servirons, dans la paix, l'honneur de notre beau pays. 

Fin de la déclaration de l'Abbé Pierre, suivie d'un article de Chaudey Marie
:

(...)

Selon qu'il vit à Clichy-sous-Bois, la ville la plus pauvre de Seine-Saint-Denis, ou au Raincy – la ville voisine, la plus riche du département –, le destin d'un enfant en sera bien différent. Reportage croisé dans deux banlieues organisées pour s'ignorer. 

Le 93 pile et face 

À 15 minutes de Paris, le flot compact débarque du RER en gare du Raincy. Ce sont alors deux mondes qui se séparent. Il y a ceux qui marchent tranquillement vers la sortie et rejoignent à pied leur maison, le long de paisibles allées bordées de platanes. Et les autres, ceux qui se ruent vers des bus vite bondés, le 601, le 603, qui mettront plus d'une demi-heure pour arriver dans les cités surpeuplées de Clichy-sous-Bois.

La nuit est tombée. Bousculée, Koudedji, 21 ans, cheveux en arrière, rentre de son école d'infirmières. Sa mère, Maega, 56 ans, un manteau noir jeté sur son boubou vert, se cramponne à la barre du bus. Femme de ménage dans un hôtel du XIIIe arrondissement de Paris, lourde de fatigue, elle regarde sans les voir les boutiques de l'avenue de la Résistance, la longue artère commerciale qui traverse Le Raincy. Salons de coiffure, traiteurs, chausseurs sélects défilent dans la lumière, avant que le 601 ne gagne de vastes zones d'ombre d'où émergent des néons de supermarchés, puis d'imposantes et monotones barres d'immeubles… Clichy n'a ni centre ni périphérie, mais des cités juxtaposées dans la misère. Koudedji et Maega descendent à la Forestière, un nom bucolique pour une résidence lépreuse, l'une des copropriétés les plus dégradées de la ville, promise à la démolition. « Au bord de la forêt de Bondy, la dizaine de tours avait été construite dans les années 1970 pour permettre l'accession à la propriété des classes moyennes. Mais, sans activité économique, trop enclavée, Clichy a été insensiblement abandonnée aux plus pauvres, une population pour l'essentiel d'origine étrangère», souligne Claude Dilain, le maire PS. Avec des propriétaires défaillants, syndics véreux et marchands de sommeil en prime, la Forestière, 2500habitants, a désormais pour seule gloire d'être la copropriété la plus endettée de France… Des jeunes en capuche tiennent les entrées, ou ce qu'il en reste, entre squelettes de boîtes aux lettres et ascenseurs bloqués. Koudedji et Maega poussent la porte de leur F6, s'affalent sur la longue et chaleureuse banquette qui fait le tour du salon, où les membres d'une famille à géométrie variable (6, 8 ou 9 enfants…) rentrent et sortent à toute heure, avec la télé en immuable tapisserie sonore. Bleu de travail plein de peinture, chéchia vissée sur le crâne, Bakary, 60 ans, le père de famille, bricole dans la cuisine. En préretraite, il touche 800e par mois pour un loyer mensuel de 880 e. Arrivé du Mali en 1969, il a travaillé toute sa vie comme ouvrier spécialisé, tour à tour en imprimerie ou en boulangerie industrielle. Il s'interroge sur un avenir incertain, cristallisé autour du relogement de sa famille : «ça fait quinze ans qu'on me parle de changement ! Mais c'est comme les guitares, ça résonne et rien ne bouge…» Lui a toujours tenu la barre, entre volontarisme et lucidité. «Je ne me suis jamais senti accepté», dit-il en pinçant ostensiblement sa peau sombre. Alors, il a poussé ses enfants à étudier. Et ceux-ci se débrouillent plutôt bien, malgré les embûches : « Il suffit que vous soyez de Clichy, et les profs vous orientent systématiquement vers n'importe quel BEP !, raconte Koudedji. Moi, je me suis battue pour aller au bac. Et je l'ai décroché. Comme mon frère Mahamadou.» Avec un BTS de conducteur de travaux, celui-ci n'a pas trouvé un job à la hauteur de ses compétences, contrairement à tous les élèves de sa promotion. Il végète dans un poste d'inspecteur technique. Koudedji laisse comprendre à demi-mot combien il faut s'accrocher pour étudier dans le bruit familial permanent. Hamady, 14 ans, a déjà redoublé deux fois. Le petit dernier, 9ans, est un dur à cuire. Kalilou, le fils aîné, 28 ans, regrette d'avoir interrompu sa scolarité trop tôt. Heureusement, il a rencontré à la Forestière les éducateurs de la Mous (maîtrise d'œuvre urbaine et sociale) qui font un travail d'accompagnement tous azimuts et l'ont vite repéré. Kalilou est devenu médiateur, a rattrapé une formation de base et gagne 1200e par mois. Il loue un petit F2 dans la cité HLM voisine du bois du Temple, une sorte de promotion sociale. Rachid, éducateur à la Mous, cogne du poing sur la table : «Répétez-le : à la Forestière, les parents ne sont pas différents des autres, ils veulent le meilleur pour leurs enfants, mais les obstacles sont bien plus nombreux, c'est tout.»

À moins de 3 km de là, c'est Le Raincy. Une ville où Koudedji, la future infirmière, n'a pratiquement posé le pied que deux fois : pour aller chercher son permis de conduire à la préfecture et pour accompagner une amie – violentée par son compagnon – au commissariat. Car il n'y a pas de commissariat à Clichy. Ni d'ANPE, d'ailleurs…

Changement de décor. Une rue tranquille, une maison spacieuse et claire, au confort sans ostentation qui donne sur un jardin. Nous sommes en plein centre du Raincy. Les notes de Bach vous accueillent, égrenées sur le piano familial par Élise, 12 ans et demi. Paul, 10 ans, et Alexandra, 9ans, sont dans leur chambre à lire et à jouer. Dans l'autre aile de la maison, le silence règne afin de respecter la sieste des jumeaux, les petits derniers. Il est 13 heures. Lucie, 5 ans, termine un dessin sur la table familiale. Dans une demi-heure, c'est papa qui emmènera la petite troupe à l'école, avant de rejoindre sa pharmacie. Ici, tout respire une vie familiale paisible, où l'épanouissement des six enfants remplit le carnet de bord quotidien. Isabelle, 43 ans, et son mari, Benoît, ne le cachent pas: il y a cinq ans, ils ont déménagé de Seine-et-Marne d'abord pour « l'environnement scolaire » de bon niveau. «Ici, le lycée Schweitzer a 85% de réussite au bac, des filières d'excellence et de préparation aux grandes écoles », expliquent-ils. 

Isabelle passe les mercredis et samedis à jouer les mamans taxi entre les clubs, puisque les enfants pratiquent tous un sport. Pharmacienne elle aussi, elle a arrêté de travailler à la naissance des jumeaux, tout en étant secondée par une baby-sitter à mi-temps. Jusqu'à ces derniers jours, Isabelle ne connaissait de Clichy que son boulevard extérieur et son supermarché Leclerc, le moins cher du secteur. Mais les événements récents lui ont aussi donné une conscience plus aiguë des inégalités. À quelques pas de là, des voitures brûlaient. Motus chez les enseignants du Raincy, pas d'évocation dans le sermon du prêtre ou à la catéchèse. Ce qui nourrit un sentiment de malaise qu'on sent sincère. « Je n'aime pas l'idée de vivre dans un îlot doré, une ville à part », s'attriste Isabelle, qui reconnaît être de plus en plus tentée par une «fuite » vers la province.

Fuir, l'idée ne manque pas non plus de tarauder Salim… Lui aussi habite depuis cinq ans une maison dont il est propriétaire, mais plus modeste, et qui se niche dans un quartier pavillonnaire de Clichy. Ingénieur du son dans une maison de production parisienne, Salim, 45 ans, a quitté son appartement en location du XIVe arrondissement pour acheter là où les prix de l'immobilier le lui permettaient. Aujourd'hui, surtout après l'épisode des violences, il se pose des questions, n'ose pas imaginer que ses deux enfants puissent avoir à payer l'addition, avec leur adresse clichoise et leur nom de famille à consonance algérienne… Inès, 14 ans, longue tige brune au sourire timide, poursuit une scolarité brillante au collège Robert-Doisneau, celui que fréquentaient les deux jeunes garçons dont la mort a enflammé les cités. « Je refuse absolument qu'on me l'abîme », confie Salim, dans un élan douloureux. 

Né en France, élevé dans une cité du Val-de-Marne, il a connu la discrimination, une mauvaise orientation. Il s'est fait tout seul. Son épouse, Nadia, se lève chaque matin à 5 heures, pour rejoindre le lycée parisien où elle travaille comme agent d'entretien. Elle revient chercher Adli, 12 ans, à la sortie du collège, le conduit en voiture au foot, où il fait figure de privilégié au milieu d'une équipe de petits Blacks souvent livrés à eux-mêmes. « Partir, ce serait se montrer lâches. Notre présence ici relève aujourd'hui de l'effort militant, réfléchit Salim tout haut. Mais, s'il faut choisir une option particulière pour obtenir une place à ma fille dans un bon lycée, je n'hésiterai pas une seconde. Et je répète à mes enfants de ne pas trop s'attacher à la France : leur avenir est là où ils pourront se construire une vie digne de leurs passions. Si ce pays leur fait la vie trop dure, je les pousserai à aller voir au Canada ou ailleurs.» 


       
Free Web Hosting