Une révolution culturelle... paysanne |
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Tout le monde, ou presque, connaît Marshall MacLuhan, dont l'idée maîtresse, souvent caricaturée, et que l'on retrouve dans tous ses ouvrages, tiendrait en une seule phrase: «Le message, c'est le médium». Réduire McLuhan à cette seule maxime serait probablement excessif, et pour ma part, j'ai toujours trouvé cette formule parfaitement inepte, car même si l'on voit bien, par exemple, que la transmission de l'information, entre disons la presse écrite, d'une part, et l'Internet, d'autre part, ne saurait se concevoir de la même manière, l'Internet étant un médium dans lequel le grand public prend toute sa part, contribuant par-là même à façonner l'information véhiculée, il n'empêche que le vrai reste vrai et que le faux reste faux, même s'il faut parfois un certain temps pour dissiper les effets délétères d'un "buzz" véhiculé un peu trop vite par le réseau informatique mondial. Et je ne vois pas très bien en quoi la propagation à grande vitesse d'informations, voire de rumeurs, par le biais d'Internet, modifierait quoi que ce soit dans l'exigence de vérité qui s'appliquait déjà aux média traditionnels de l'ère pré-Internet. Une preuve de l'ineptie de la maxime de MacLuhan nous est fournie par la réforme initiée par Martin Luther et par les soubresauts politiques et sociaux qui l'ont accompagnée. Cette réforme, pour le moins révolutionnaire va voir s'associer, dans une parfaite synergie, d'une part un médium : l'imprimerie, et d'autre part des idées novatrices pour l'époque : les thèses iconoclastes de Luther, lesquelles vont être relayées de manière subversive par les paysans allemands. Entre juin 1524 et juin 1525 se déroulent en Allemagne une série de révoltes paysannes souvent baptisées « Guerre des Paysans », laquelle va s’étendre dans les régions méridionales de la sphère germanique (Allemagne, Thuringe, Autriche et Suisse), même si d’autres émeutes avaient eu lieu précédemment en Hongrie, Angleterre, notamment. Les jacqueries paysannes allemandes avaient commencé par un cahier de doléances de douze articles dans lesquels on peut voir une préfiguration des futures déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen. La guerre des paysans allemands, des années 1524-1525, n'est généralement abordée par les historiens que sous ses aspects sociaux et religieux. C'est pourtant, de mon point de vue, une authentique révolution culturelle, peut-être même la toute première de l'histoire des civilisations, une révolution initiée par un moine défroqué qui n'avait rien d'un révolutionnaire. Seulement voilà, il avait bénéficié d'une invention née un siècle plus tôt : l'imprimerie, ainsi que l'illustrent les fac simile reproduits ci-dessous, qui nous montrent, de la façon la plus spectaculaire, la force subversive d'un moyen de communication, qu'on aurait cru réservé à une élite intellectuelle, lorsqu'il est placé entre les mains du petit peuple. Le fait est que ce qui suit a été réalisé par des paysans.
Dem Christlichen Leeser Fryd und Gnad Gottes durch Christum... Au lecteur chrétien, la Paix et la Grâce de Dieu par le Christ... C'est de l'ancien allemand, bien entendu, et imprimé en gothique par-dessus le marché ! Les documents reproduits ici sont, donc, des quasi-originaux, autant dire des fac simile, c'est-à-dire des reproductions à l'identique des originaux, à savoir le tout premier cahier de doléances de l'histoire (occidentale !). Nous sommes donc en Allemagne, dans les années 1520. Martin Luther (1483-1546) a publié ses 95 Thèses en 1517 et il n'est plus question pour lui de reculer dans sa contestation de la dogmatique papale. Entre temps, il a été sollicité par les paysans allemands, pour qu'il leur apprenne à lire et à écrire, de manière à leur permettre d'accéder directement aux Saintes Ecritures et ainsi, pouvoir polémiquer avec les clercs de la hiérarchie catholique. Et cette doléance est tout bonnement révolutionnaire, parce qu'on n'a jamais vu des paysans se mettre à revendiquer un droit à l'instruction, et encore moins celui de pouvoir "disputer" de questions dogmatiques et religieuses avec les détenteurs à peu près uniques du savoir, à l'époque, qu'étaient les membres du clergé. Luther va accéder à la demande des paysans, sans trop réaliser ce vers quoi il s'engage : le fait est que ces paysans instruits (de fait, les premiers paysans lettrés de l'histoire !) vont engager une véritable révolution culturelle et sociale, ce qui me fait toujours penser que c'est à tort que l'on parle de "réforme protestante" ; il vaudrait mieux parler de révolution protestante, une révolution dont le principal vecteur est l'invention par Gutenberg, un siècle plus tôt, de l'imprimerie à caractères mobiles (les Chinois imprimaient déjà depuis quelques siècles !), dont les paysans vont user abondamment pour réaliser les tout premiers tracts (singulier : Flugblatt, pluriel : Flugblätter : feuilles volantes) de l'histoire, ce qui va rapidement contribuer à répandre la subversion dans tout le pays. Et c'est bien une insurrection quasi révolutionnaire qui va embraser toute l'Allemagne, au point que Luther va très vite se désolidariser de ses premiers supporters voire appeler à leur liquidation par le glaive.
(Libelle) Contre les hordes de paysans meurtriers et pillards... Martinus Luther, 1525 Dans l'histoire des civilisations, les paysans ont toujours représenté la "cinquième roue du carrosse" : ce sont eux qui sortent de l'obscurantisme après tous les autres groupes sociaux, et surtout, longtemps après les habitants des villes (voyez, par exemple, la situation - matérielle et intellectuelle - plus que misérable des paysans russes avant la Révolution d'Octobre (1917) - soit quatre siècles après la Guerre des paysans allemands -, situation admirablement décrite par le cinéaste S. M. Eisenstein.). Sur ce point, l'Allemagne de Johanes Gutenberg et de Martin Luther constituera une remarquable exception. Le cahier de doléances, cité plus haut, reprend en douze articles les principaux griefs formulés par les paysans à l'égard des pouvoirs politique et ecclésiastique du moment, aussi bien sur le plan des moeurs politiques, sociales que de la pratique religieuse. Ainsi avons-nous, à l'article 1 : "Jede Gemeinde soll das Recht haben, ihren Pfarrer selbst zu wählen und abzusetzen. Die Pfarrer sollen das Evangelium lauter und klar, ohne allen menschlichen Zusatz predigen.". "Chaque communauté doit avoir le droit de désigner et de licencier elle-même son pasteur, lequel se doit de prêcher l'Evangile en termes clairs et sans adjonction de prises de positions personnelles...". Je ne vous ai pas dit que l'un des premiers grands travaux de Luther (qui vont occuper l'essentiel de son temps) a consisté à traduire la Bible en allemand. Et quand les paysans parlent de "prêcher l'Evangile", il s'agit, bien entendu, de prêcher en allemand et non en latin !
Nouvelle (et dernière... Luther meurt en 1546) version du Nouveau Testament
Mais dites-moi, un peuple qui veut décider, lui-même, des affaires de la Cité, ça s'appelle comment déjà ?, la... démocratie !? Il va falloir que je relise Marx et Engels pour m'enquérir de l'analyse qu'ils ont formulée à propos du "Bauernkrieg" (en allemand, 'krieg' [guerre] est un masculin.), tant j'ai l'impression que beaucoup de marxistes ont "zappé" ce fameux soulèvement paysan, peut-être à cause de la prépondérance du fait religieux, comme si un mouvement révolutionnaire devait nécessairement être "anti-..." voire "a-religieux" ! Les paysans allemands vont perdre (100.000 morts) la guerre qui les opposera aux princes, mais ce ne sera que partie remise ! Encore un fac simile (pour mémoire : 'fax' n'est qu'une contraction de fac simile) : un échantillon de l'écriture manuscrite de Martin Luther.
Ce qu'on peut retirer de tout ce qui précède ? C'est que lorsqu'ils évoquent l'opulence de l'Allemagne, notamment à la fin du XXème siècle et au début du XXIème, avec son industrie débordante de vitalité, sa phénoménale capacité à exporter des produits de haute technologie, malgré une monnaie forte - le mark d'abord, l'euro ensuite -, tant les économistes que les historiens - et, de la part de ces derniers, l'impair est moins compréhensible ! - oublient souvent de parler de la guerre des paysans des années 1524-1525, guerre survenue plus de quatre siècles plus tôt ! En rappelant ce que j'évoquais plus haut, à savoir que les paysans, vivant loin des lieux de culture et du bouillonnement intellectuel des villes sont, de tout temps et en tous lieux, ceux qui sortent les derniers de l'obscurantisme, nous avons là un pays, l'Allemagne, qui va se doter d'une paysannerie instruite et lettrée, et ce, dès la première moitié du XVIème siècle, soit avec plusieurs siècles d'avance sur tous les autres pays. Ce marqueur du sous-développement durable qu'est l'analphabétisme, l'Allemagne va s'en débarrasser grâce à Luther, qui prône le culte en allemand et non pas en latin et l'accès du plus grand nombre aux Saintes Écritures. Tout simplement révolutionnaire. Quand je pense qu'en ce début de XXIème siècle, un continent comme l'Afrique reste massivement sous-instruit et en est encore à exporter ses paysans illettrés par pirogues entières vers l'Europe !
Petit supplément illustré tiré d'un magazine pour ados... (Okapi, n° 616, 15 novembre 1997) |
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